Par maintes occasions, j’ai découvert deux faces du pays du Soleil levant qui, bien que contradictoires, cohabitent dans une parfaite harmonie : le Japon traditionnel et l’autre Japon ultra occidentalisé. Je n’irai pas jusqu’à parler de la cohabitation des deux faces antagonismes de Janus, car tout dépend du point de vue que l’on défend, de notre propre conception de la vie et de notre manière de l’appréhender. Le plus important est ce savant brassage entre le calme de l’éden que symbolise à mes yeux le Kinkajui, le célèbre pavillon d’or et sa petite étendue d’eau où se reflète une végétation au charme qui nous apaise et le bruit décalé des immeubles en verre et acier de Tokyo qui, pourtant, porte en ses murs de multiples havres de paix et de recueillement.
Le choix des mots n’est pas gratuit car « la végétation au charme qui nous apaise » renvoie à la nature qui invite à son tour au recueillement et donc à la méditation, une part de la philosophie et de la religion japonaises ; les « immeubles en verre et acier de Tokyo renvoient à l’occidentalisation effrénée que vit le Japon depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Une bonne partie de l’histoire du pays a été marquée par l’assimilation progressive d’une culture étrangère. « Notre peuple manque peut-être d’originalité, mais il est très doué pour se forger un style bien à lui en intégrant des influences et en les assimilant peu à peu » (Entre deux cultures, Asari Keita, Cahiers du Japon p 62). Cette assimilation n’a pas eu assez de temps pour se faire dans l’harmonie. Alors s’est posé une question presque existentielle.
Quelle attitude adopter face à l’occidentalisation dont la mondialisation a emprunté les traits ? Entre tradition et modernité, faut-il forcément faire un choix ? Si tel est le cas, que choisir ? Et si cela se révèle impossible, comment réussir le parfait métissage sans trop y perdre de son âme ? Ce dilemme n’a pas été seulement celui de la littérature japonaise mais aussi celle de la littérature africaine en général, sénégalaise en particulier.
Entre le Japon et le Sénégal, il y a quelques aspects qui peuvent être lieu de convergences entre les deux cultures en général, les deux littératures en particulier est un pas vers l’édification de la civilisation de l’universel nécessaire au monde dont les divers composants ne peuvent survivre longtemps en autarcie dans un environnement basé sur l’explosion des Nouvelles techniques de l’information et de la communication.
Du cheminement historique des deux littératures
La littérature japonaise écrite est une vieille dame qui a une longue expérience qui date du VIIIe après J.C. Elle a emprunté plusieurs voies qu’il nous paraît essentiel de rappeler. Littérature de cour à l’époque médiévale (du VIIIe au XIIe siècle), parée de vêture de formes écrites acceptées : chroniques historiques ou recueils de poèmes, romans féminins, … elle devient littérature populaire d’abord orale, dite, racontée, chantée par des moines aveugles nomades à l’époque des shoguns – guerriers (du XIIIe au XVIe siècle) - contes guerriers et d’histoires morales- ; puis écrite avec l’urbanisation du pays du XVIIe au XIXe siècle et l’émergence de nouveaux genres littéraires : haïku, théâtre de poupées et kabuki, roman aux thèmes variés (sentimentale, fantastique, …).A partir du XIXe siècle, elle s’imprègne largement des influences culturelles occidentales mais ses auteurs innovent avec leurs styles originaux qui prennent une allure intimiste permettant de transcrire les incertitudes ou les émotions de leurs contemporains.
La littérature sénégalaise, telle qu’on la connaît aujourd’hui, est une jeune dame. L’Afrique étant surtout un continent de l’oralité d’une part et d’autre part l’introduction du français au Sénégal remonte au milieu du dix-neuvième siècle. La première femme noire écrivain (en anglais) est une jeune esclave d’origine sénégalaise Philis Wheatley au dix-huitième siècle. Les premiers hommes auteurs sont d’abord des métis puis un instituteur indigène en 1920 Amadou Mapaté Diagne, puis cinq ans plus tard Bakary Diallo avec Bakary Diallo, tirailleur sénégalais, avec Force Bonté Dans les années 1930, c'est la poésie de Senghor et le mouvement de la Négritude qui donnent à la littérature sénégalaise une dimension internationale. Après la seconde guerre mondiale, des romanciers prennent le relais des poètes et popularisent la littérature sénégalaise.
Ce n'est qu'après les Indépendances que les femmes ont commencé à publier des recueils de poèmes (Annette MBaye d’Erneville, Kiné Kirima Fall, …), romans (Nafissatou Diallo, Aminata Sow Fall, Mariama Ba, Mame Younousse Dieng. Depuis le début des années 1980, un grand nombre de femmes se sont lancées dans l'aventure romanesque (Myriam Warner Vieyra, Aminata Maïga Ka, Tita Mandeleau, Amina Sow MBaye, Ken Bugul, Adja Ndèye Boury Ndiaye, Mariama Ndoye, etc. Les femmes continuent à être très productives avec des plumes jeunes et alertes....
La culture occidentale, un mal nécessaire.
Aussi bien au Sénégal qu’au Japon, l’introduction du modèle occidental en général, de sa culture en particulier s’est faite alors qu’elle n’était pas voulue. La modernité est alors un mal contre lequel on ne pouvait rien et devant laquelle on devait adopter une attitude, n’importe laquelle sauf la fuite. La cause est entendue et la messe dite. Alors qu’au Japon, l’introduction d’une culture étrangère ne s’est pas fait sans heurts, avec au passage son concert de grincements ou de glissements de plume, au Sénégal, très tôt, à travers leurs œuvres, les auteurs sénégalais ont pris acte et choisi l’affirmation de leur culture. Cela s’explique par le fait que des grands auteurs ont été les chefs de ligne de concepts et de mouvements d’affirmation de l’identité noire (la négritude de Senghor, l’africanité de Cheikh Anta Diop). Pour l’auteur sénégalais, il s’agit, par la magie et la force de la plume, de revendiquer son identité propre qui ne peut s’affirmer qu’à travers une acceptation par soi de sa culture et une reconnaissance par l’autre de celle-ci. La lutte est là.
Au Japon, les auteurs n’ont pas été unanimes sur l’attitude à adopter face à la culture étrangère occidentale. Le chemin a été tortueux. Divers courants se sont affirmés selon les époques et l’impact des philosophies étrangères et des événements survenus à l’étranger : littérature pure (), naturalisme à la française, littérature du moi, littérature néoréaliste, littérature prolétarienne, littérature dans les ruines, nouvelle littérature qui cherche son enracinement qui sa propre culture malgré l’ouverture. La première époque dite d’avant la guerre (qui a vu fleurir la fameuse formule Wakon yosaï , esprit japonais, connaissances occidentales) mais l’ouverture à l’influence occidentale est freinée par le manque d’intérêt du grand public japonais qui ne se reconnaissant par les messages véhiculés par les œuvres de grands auteurs occidentaux traduites en japonais. Un distinguo est fait entre littérature pure au public restreint d’intellectuels (roman à la première personne plus proche de l’essai que du roman) et littérature populaire destinée aux masses. La fin de la seconde guerre mondiale a vu choir les valeurs centrées autour de la déification de l’empereur. Avec son corollaire indispensable à une meilleure assise du vainqueur chez le vaincu, à savoir une occidentalisation accélérée, elle a favorisé une plus grande vulgarisation de la littérature pure qui quitte le salon des intellectuels pour celui de nouveaux lecteurs d’horizons différents. Cela n’a pu se faire que parce que ladite littérature a réussi sa mue (plus grande rigueur dans les écrits, personnages plus recherchés, décors plus précis, intrigues plus touffues) la rapprochant du modèle occidental et de la littérature japonaise : mariage subtil de réalisme et d’une fine étude psychologique. Selon Kato Shuichi, dans son article (Kawabata et Ôe, de l’exotisme à l’universalité inles Cahiers du Japon), l’œuvre d’Oe s’inscrit entièrement dans le cadre de l’idéologie de l’après-guerre : politique et littérature, démocratie, affirmation du moi, humanisme, liberté et paix, renonciation à la guerre qui ont été imposées de l’extérieur du Japon. »
De la vision exotique à la nouvelle perspective universelle de la littérature japonaise.
Pendant longtemps, l’intérêt pour la littérature japonaise était d’abord lié à ses aspects qui semblaient à ses lecteurs « purement japonais, peu marquées par l’influence de l’Occident et très éloignés de sa littérature, tant par le style que par le contenu ». (Kawabata et Ôe, de l’exotisme à l’universalité de Kato Shuichi, les Cahiers du Japon). Ensuite, cette vision exotique a laissé la place à une nouvelle approche axée « non pas sur l’éloignement mais sur la proximité, non pas sur le caractère foncièrement différent du monde décrit mais sur la façon dont les japonais font face à des situations et des problèmes communs à l’humanité toute entière. » (Kawabata et Ôe, de l’exotisme à l’universalité de Kato Shuichi, les Cahiers du Japon). Le choix de thèmes permettant au lecteur de faire le lien entre des circonstances particulières propres à un pays et une perspective universelle, transformant ainsi la singularité en universalité (Kawabata et Ôe, de l’exotisme à l’universalité de Kato Shuichi, les Cahiers du Japon).
Le Sénégal et le Japon traditionnels, deux pays si éloignés géographiquement mais par égards si proches culturellement, plus qu’on ne le pense. Leurs réactions respectives face à l’occidentalisation diffèrent toutefois. Bien que conscient de la nécessité de suivre la marche du monde et mieux d’être parmi les meilleurs, le Japon n’a pas oublié son âme, sa tradition. En 2003, en revenant du Japon, j’ai encore plus eu conscience de ce qu’on a oublié et qu’il nous fallait coûte que coûte récupérer pour être pleinement nous-mêmes. J’émets toujours un énorme regret : quand je regarde autour de moi, chez moi, je vois que toutes les valeurs du passé –présentées par une certaine génération comme rétrogrades, archaïques – ont été rejetées en bloc alors que le développement ne peut se conjuguer sans certaines d’entre elles indispensables à l’équilibre social. J’ai longtemps vu mon pays ouvert vers l’extérieur, consommant toutes les valeurs d’autrui au détriment des siennes qui se perdent de plus en plus dans les limbes du passé.
Aujourd’hui, au Sénégal et partout ailleurs, devant le train lancé à grande vitesse de la mondialisation, le plus important est de faire entendre toutes les voix dans leur diversité et que ce train ne soit pas celui d’une seule culture, mais celle de toutes les cultures. C’est cette volonté de faire entendre sa voix dans le concert des nations qui explique l’importance que revêt aux yeux des écrivains africains en général, sénégalais en particulier de magnifier leur culture dans leurs textes aux genres aussi divers que variés. Aujourd’hui, en tant qu’écrivain, j’ai espoir car ces voix restées longtemps muettes s’élèvent, des voix essentielles prêtes à relever le défi de la diversité culturelle. La riposte –après s’être longtemps fait attendre avec le silence de plus en plus persistant des intellectuels – se fait de plus en plus entendre ici, au Japon et partout ailleurs : la diversité culturelle, concept-clé mais pas nouvelle lancée par l’UNESCO (Référons-nous à la notion d’enracinement et d’ouverture et de civilisation de l’universel chère à Senghor). L’ouverture est essentielle, mais dans le respect de la différence et dans l’apport mutuel et confraternel. Ce défi en appelle un autre, celui de faire de nous d’excellents apprenants à l’école de l’apprentissage del’art de vivre dans un monde moderne sans renier ses traditions et dans le respect de la différence. La solution universelle.
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